Aujourd’hui le diapason est normalisé à 440 Hz, mais tel n’a pas toujours été le cas. Les anciens accordait le diapason d’un édifice de manière spécifique…
Lorsque l’on passe sous un pont ou dans un tunnel en marchant, le bruit des pas résonne et l’on est tenté de pousser un cri ou de chanter pour élargir le phénomène sonore qui surgit. Cet écho attire et suscite le désir d’explorer plus avant cette réalité musicale. Cette expérience assez étonnante se vérifie très tôt : lorsque l’on amène un tout jeune enfant dans une église, il fait lui aussi pour la première fois cette découverte sonore fascinante. Lorsqu’il pousse un cri, chose qui ne manque jamais d’arriver, tout résonne et vibre d’une manière nouvelle pour lui ; l’enfant approche ici de la réalité musicale de l’édifice. Lorsque l’on approche d’un édifice de l’extérieur, ou lorsque l’on le visite de l’intérieur, ce n’est pas seulement la vue qui est sollicitée. L’ouïe est aussi un sens qui permet d’appréhender l’architecture.[i] Lorsque qu’un chef de chœur ou un chef d’orchestre arrive dans un nouvel édifice qu’il ne connaît pas encore, il frappe dans ses mains pour en évaluer l’écho, il fait quelques vocalises pour percevoir la résonance.
« Si l’espace est visible, il est aussi audible. Il est surtout en lui-même sonore, en tant que lieu de propagation des sons. Toute construction dans l’espace est aussi une construction avec du son, qu’on le veuille ou non. Alors pourquoi ne pas le vouloir ? »[ii]
Peu de gens remarquent que chaque pièce d’une maison possède une note de résonance qui lui est propre. On fait assez facilement cette expérience dans une pièce petite où le mobilier est quasiment inexistant. Il suffit de se mettre à chanter dans ce lieu. Tôt ou tard, on trouve la note-clé. Une drôle d’impression se dégage : tout semble vibrer. Cette note est proportionnée au volume de la pièce. On a trouvé alors la « tonalité » du lieu et les harmoniques qui lui sont associées. Peut-être savez-vous que chaque instrument de musique possède sa tonalité. On trouve des flûtes en Do, des clarinettes en Sib, des saxophones en Mib… Or les églises médiévales ont été manifestement pensées comme des instruments de musique. On y retrouve avec un grand intérêt ces notes de résonance propres qui servaient d’appui au chant des psaumes. On constate alors que le diapason du lieu est très rarement accordé au La 440Hz…[iii]
Lorsqu’on chante dans un édifice, et dans une église en particulier, lorsqu’on a atteint la note de résonance, toutes ses harmoniques surgissent et on constate un réel accroissement d’énergie dans l’accord qui retentit. Selon le point observé, les vibrations produites par les différentes ondes s’additionnent ou se compensent de manière partielle ou totale, ce qui provoque, à des emplacements définis et fixes, leur neutralisation mutuelle (lieux appelés « nœuds » : les vibrations disparaissent) ou leur addition (lieux appelés « ventres » : les vibrations sont amplifiées et maximales). On est alors dans la situation physique d’une onde stationnaire. La distance séparant un nœud du nœud le plus proche est égale à la distance de la corde divisée par le nombre de ventres. Une onde stationnaire s’établit sur une corde lorsque 2L = nl, ou autrement dit, l= 2L/n (avec L la longueur de la corde, l la longueur de l’onde s’établissant dans la corde, et n le nombre de ventres). Les fréquences pour lesquelles elles s’établissent s’appellent modes harmoniques de vibration et dépendent de la corde et de la tension qui lui est appliquée, et sont toutes multiples d’un entier et de la plus petite fréquence à laquelle la corde vibre.
On notera par ailleurs qu’à l’époque médiévale, le maître d’œuvre utilisait un module de construction qui était appliqué à toutes les dimensions de l’édifice. Il s’agissait de la coudée ou du pied architectural dont la longueur variait plus ou moins.[iv] Cela rejoint d’emblée la question des ondes stationnaires : En effet, si ce module a présidé à l’ensemble des mesures du lieu, cette coudée pourrait bien permettre de calculer (au moins théoriquement et symboliquement) une note de résonance qui lui serait proportionnée. De plus, certains auteurs ont remarqué qu’il y avait souvent un rapport de proportion entre cette coudée et la latitude du lieu.[v] Cependant ce constat mathématique ne fonctionne que si la circonférence de la terre est de 40000 kilomètres. Or cette valeur n’était absolument pas fixée à l’époque médiévale. Selon les traditions, elle oscillait entre 37000 et 45000 km. Dans l’antiquité, Eratosthène avait calculé 38373 kilomètres. L’essentiel pour la question acoustique est de savoir qu’un module architectural initial a servi pour toutes les mesures clés de l’édifice. Ainsi par exemple, pour l’abbaye de Locmaria à Quimper, la coudée est de 0,722 mètres. Ce qui donne les mesures suivantes. Longueur intérieure de l’édifice : 56 coudées, Longueur du transept : 28 coudées, largeur de la nef : 20 coudées, largeur du chœur : 9 coudées… etc. Ce module étant omniprésent, on peut aussi comprendre que les longueurs d’ondes des fréquences sonores, qui lui seraient proportionnées, pourraient être celles de notes de résonances remarquables. Il y a cependant une distance entre le symbolique et la pratique. Cette distance n’est pas infranchissable : la fréquence symbolique nous donne F= C/2l = 170/0,722 = 235Hz. Or l’expérience chantante nous révèle que la note de résonance se trouve à 681Hz… Ce n’est pas tout à fait la même fréquence, mais elles ne sont pas très éloignées. Il s’agit en effet de l’harmonique de quinte à l’octave au-dessus ! Voilà pourquoi plusieurs niveaux de lectures sont ici nécessaires. Nous les avons utilisés comme outils d’investigation pour chacune des abbayes étudiées. Les tracés médiévaux respectaient effectivement, dans certains cas, des rapports de proportions analogues à ceux existant entre les notes de la gamme en musique. Ainsi, il n’est pas rare de trouver des rapports d’octave, de quinte ou de tierce.
Cette articulation entre l’architecture du son et le son de l’architecture se joue dans un espace très subtil en-dehors duquel cette fréquence de résonance ne peut surgir. Les investigations acoustiques pour le réglage du diapason du lieu doit reprendre le savoir-faire des anciens et renouer avec l’exploration vocale de la voix humaine. Cela demande un apprentissage des techniques vocales encore enseignées dans certains monastères. Ces techniques sont à mettre en oeuvre en les associant aussi au savoir-faire de certains facteurs d’orgues qui tendent des fils de laine en travers de la nef sur lesquels on positionne de manière mathématique des petits cavaliers de papier qui réagiront lorsque les fréquences sonores rentreront en résonance avec les dimensions physiques du lieu. Expérience fabuleuse que de régler le diapason d’un édifice !
(Court extrait de l’article « LE DIALOGUE DE LA PIERRE ET DU SON, L’hospitalité acoustique des abbayes romanes », paru dans les Actes du colloque de Lausanne de 2015, in revue Hortum Artium Medievalium 2018)
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[i] « Certes, je vois un édifice, je le contemple, ne serait-ce que de l’extérieur, avant de l’entendre, voire de l’écouter, de l’intérieur. Mais précisément, la question est de savoir si le sens de l’ouïe ne nous donnerait pas une autre forme de sensibilité à l’architecture, une sensibilité plus intime à l’espace pris dans le temps du son. » Pierre Sauvanet, L’oreille de l’architecte, in C. Younès, P. Nys et M. Mangematin (dir.), L’architecture au corps, collectif, éditions Ousia, Bruxelles, 1997, p. 87.
[ii] Ibid., p. 88.
[iii] Notons que la fréquence La4 de référence a évolué au cours du temps. Pour la seule période de 1700 à 1975, elle a changé près d’une dizaine de fois, oscillant entre 404 et 457Hz.
[iv] « L’inventaire des mesures utilisées en Grande Gaule pendant la période s’étendant de la conquête romaine à Charlemagne a été dressé par le chartiste P. Guilhiermoz (1860-1922) ; cet inventaire ne comprend pas moins de 10 familles de mesures, toutes rattachées au pied romain de 29,63cm par des fractions approchées. N’en citons que trois exemples bien connus : le pied drusien (du nom du général romain Drusus, le célèbre Germanicus né en 38 av. JC) est donné pour 9/8 du pied romain, mais sa valeur est amplement contradictoire dans les tableaux de correspondance ; le pied rhénan donné pour 16/15 du pied romain, mesure de 31,3 cm à 31,8 cm suivant les auteurs ; le pied liprand (du nom du roi Lombard Liutprand 712-744), donné par Pauclon pour 46,9 cm s’étage dans les tableaux de 47,2 cm à 51,38 cm etc. » G. Jouven, La forme initiale. Symbolisme de l’architecture traditionnelle, Dervy, Paris, 1985, p. 47.
[v] « Quelle est donc cette coudée de 0,738m ? Et bien c’est tout simplement la 100000ème partie du parallèle de Chartres ! », L. Charpentier, Les mystères de la cathédrale de Chartres, Editions Laffont, Paris, 1980, p. 157. Voir aussi les travaux de R. Guasco.
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